jeudi 22 septembre 2011

Smegma & Jozef Van Wissem : "Suite the Hen's Teeth" (Incunabulum, 2011)


C'est étonnant de constater que certains artistes commandent notre attention. Dès les premières mesures d'une pièce on se sent captivé et entraîné par la musique, vers un monde où on en ressort rarement indemne. Parfois les premières mesures suffisent, parfois tout se gâche dès que se déploie la structure de la chanson. Mais des fois, la structure ne se déploie jamais; elle reste figée dans le temps, prise dans une répétition infernale présentant peu de modulations. Certains appellent ça du minimalisme... Le cycle répétitif peu apaiser, endormir ou même exaspérer. Quand j'ai vu le groupe australien The Necks en concert pour la première fois, il y a quelques années, j'avais de la difficulté à réprimer une montée de rage, d'agressivité. La répétition m'avait terrassé, je n'étais plus capable de soutenir le poids de notes provenant des instruments de ce trio.

À un moment donnée, on a commencé à parler d'un certain Jozef Van Wissem, un musicien néerlandais qui faisait aussi dans le répétitif. Son caractère iconoclaste se révélait cependant par l'utilisation d'un instrument particulier; le luth médiéval (ou baroque). Un musicien qui tentait donc de sortir un instrument confiné aux orchestre de chambres, ou aux ensembles de musiques médiévales, de sa zone de confort. Et surement, par le fait même, se sortir de sa zone de confort à lui. Van Wissem depuis les années 2000, cumule les sorties d'albums, autant en solo qu'avec des collaborateurs. Pour ma part, je l'ai découvert en duos avec le guitariste Tetuzi Akiyiama (autre minimaliste, parfois) et avec le guitariste Gary Lucas, qui jouait au sein du Magic Band de Captain Beefheart. Deux disques très différents; le premier est beaucoup plus abstrait et TRÈS minimal, tandis que que le deuxième est beaucoup plus mélodique et rythmé. Par la suite il a collaboré avec l'excellent guitariste James Blackshaw et ont formé le duo Brethren of The Free Spirits. Van Wissem naviguait donc dans les eaux connues de la guitare, des instruments à cordes similaires au sien. J'ai aussi eu la chance de jouer en première partie de son spectacle à la Casa Del Popolo dans le cadre du Suoni il y a quelques années. Sa musique solo est hypnotisante, méditative et nous entraîne dans un monde émotionnel où chaque notes de son luth résonnent avec les formations inconscientes peuplant nos manques.



Pour l'info, j'ai lu récemment que Van Wissem allait faire un album avec le réalisateur Jim Jarmusch et qu'ils avaient fait une chanson ensemble, parue sur le plus récent disque de Van Wissem sortie sur Important records, intitulé "The Joy That Never Ends". Mais je me lasse vite des artistes solo, en particulier des guitaristes (luthistes, whatever...). Il m'apparaît qu'après quelques disques (2-3) de guitare solo, il est temps de faire autre chose. Ainsi, je ne suis plus aussi excité qu'avant quand Glenn Jones sort un nouveau disque solo, par exemple, non plus quand Jozef Van Wissem le fait...

Van Wissem a également mis sur pied son propre label, nommé Incunabulum, qu'il utilise pour sortir sa propre musique mais aussi d'artistes qu'il apprécie. L'esthétique du label est très léchée, sombre, pochettes sérigraphiées reproduisant souvent des gravures médiévales ésotériques. Le noir et l'argent sont omniprésents.

C'est ainsi qu'en cherchant des nouveaux disques récemment, chez un disquaire où je mets rarement les pieds, je suis tombé sur des nouvelles sorties du label Incunabulum, dont deux totalement excellentes. Je vais ici parlé de celle qui m'a le plus jeté par terre, soit la collaboration entre Smegma et Jozef Van Wissem. Je connais peu la musique de Smegma, les seules occasions d'écoute m'ont laissée l'impression d'un groupe brouillon, un peu noise et, malgré tout ce que j'ai pu lire sur eux, ne m'a pas donné le goût d'en écouter plus. J'avais donc quelques appréhensions...



Peu d'informations sur la pochette du disque, on sait que Van Wissem joue du luth(!) mais on ignore de qui est composé Smegma pour cet enregistrement et quels sont les instruments utilisés. Il semble cependant qu'il s'agit plus d'une collaboration entre Van Wissem et Ju Suk Reet Meate, un des membres fondateurs de Smegma. Au niveau sonore, cela fait beaucoup de sens, car les pièces ne sont pas trop chargées et les différents instruments utilisés respirent suffisamment. Le seul "magma sonore" est le titre d'ouverture du disque :"Prélude", qui somme toute apparaît comme le morceau le plus démocratique du lot. Car naturellement, c'est le luth de Van Wissem qui occupe sensiblement l'avant-scène et ont peu parler d'accompagnements de la part de Smegma (d'ailleurs, le smegma n'accompagne-t-il pas... laissez-faire).

Excellente pièce d'impro "Fugue de la Psyche", Van Wissem propose un jeu plus épuré, moins mélodique et des sons de cloches, de vibraphone, de percussions, qui prennent une place plus importante, surtout quand Van Wissem entre et ressort dans passages rythmés mélodique et des passages abstraits qui laissent une place plus importante aux accompagnements. Mes morceaux préférés demeurent ceux où la trompette dissonante de Smegma partage les devants avec le luth de Van Wissem comme sur "Bransle de Chevaux" et "Courante la Pomme D'Or".

Franchement, un excellent disque. Dans la ligné de ceux qui ont tenté de mélanger guitares acoustiques et expérimentation/improvisation, dont la seule comparaison qui me vient est le disque (beaucoup plus construit) de Cul-De-Sac avec John Fahey.

lundi 12 septembre 2011

Huntsville: "For Flowers, Cars and Merry Wars" (Hubro, 2011)


Lors de mon passage au Festival de Musique Actuelle de Victoriaville en 2010, j'ai assisté à plusieurs concerts en raison d'une passe me permettant l'accès à toutes les salles. J'ai dû restreindre mes choix en fonction d'un séjour plutôt court au festival. J'ai néanmoins assisté à un concert soporifique dont la description sur papier m'intriguait. Il s'agissait du groupe Dans les Arbres, dont j'avais entendu aussi des critiques élogieuses, surtout sur les musiciens individuellement. Ce quatuor formé de Xavier Charles, Christian Wallumrod, Ingar Zach et Yvar Grydeland venait aussi de sortir un disque sur le prestigieux label ECM, garant d'une certaine qualité musicale. Un groupe qui explore les sonorités et les textures, qui pratique une musique non-idiomatique, s'éloignant des lignes mélodiques et de rythmiques pour privilégier le son. Ce genre d'improvisation m'apparaît souvent trop cérébrale et je décroche après un certain temps, surtout le lendemain d'une soirée bien arrosée...




Huntsville m'a permis de retrouver deux de ces musiciens; le percussionniste Ingar Zach et le guitariste Ivar Grydeland . Tous deux collaborent régulièrement dans la scène jazz expérimentale norvégienne. Outre Dans les Arbres, ils forment aussi le duo Visiting Ants et participent au groupe No Spaghetti Edition. Pour ce projet, ils se sont fait rejoindre par le contrebassiste Tonny Kluften, lui aussi associé à la scène jazz expérimentale et qui a joué avec de grandes pointures telles; Tony Oxley, Derek Bailey et Peter Brotzmann. Si je fait leur curriculum, c'est que le résultat de leur association dans Huntsville est plutôt surprenant.

Les trois musiciens ont concocté un album à saveur résolument krautrock/kosmische musik en privilégiant les rythmiques répétitives, les drones orientalisant et les ambiances psychédéliques. Ils ont réussi à faire un disque d'improvisation accessible et rafraîchissant. Alors que je m'étais assoupi au spectacle de Dans Les Arbres, Huntsville me tient vraiment réveillé. En ayant un souci rythmique, ils s'assurent de garder plus facilement l'attention de l'auditeur. D'ailleurs, le jeu d'Ingar Zach est fabuleusement riche; même s'il ne peut trahir ses origines, on reconnaît que son jeu est libre et improvisé, mais il le déploie en suivant diverses rythmiques et utilisant de multiples sonorités. Les trois musiciens ont une qualité d'écoute et de réponse incroyable, les lignes mélodiques se développent rarement et sont brouillées par les effets de distorsion.

La pièce titre forme le gros de l'album, toute la face du côté A. On retrouve sur ce morceau la chanteuse Hanne Hukkelberg pour les cinq premières minutes. Sa présence est un leurre car dès qu'elle s'estompe à l'arrière plan on s'éloigne du domaine de la chanson pour entrer dans le monde de Huntsville, où les drones de Kluften permettent à la guitare de Grydeland de se déployer. On a un peu de difficulté à discerner qui joue quoi et la présence d'électroniques vient brouiller les pistes. Cependant, quand le banjo et les handclaps embarquent, c'est presque jouissif.



J'apprécie énormément de voir des musiciens polyvalents capable de tremper dans différents styles d'improvisations.Cette superbe sortie sur le label Hubro se retrouve dans ma liste d'albums prétendants au titre de disque de l'année.

mardi 6 septembre 2011

Art Fleury: "I luoghi del potere" (1980, réédition Die Schachtel, 2007)


Ayant déjà abordé le sujet du mouvement Rock In Opposition, je ne me perdrais pas en conjonctures. La politisation de la musique m'intéresse de plus en plus ainsi que les groupes qui ont su incarner le politique dans une démarche artistique. Parmi ceux-ci, il faut souligner le groupe italien Art Fleury, qui en plus de militer pour la révolution, ont tenté de créer une révolution musicale à leur échelle. Le groupe a pris naissance au milieu des années 70's et les trois membres étaient affiliés avec un groupe d'extrême gauche radical nommé la Lotta Continua. Ce groupuscule compta parmi ses leaders l'écrivain italien Erri De Luca. À l'instar du RIO, le groupe se plaçait volontairement en marge des réseaux de diffusion traditionnels, prônant une indépendance totale. Même s'ils n'ont jamais adhéré à la famille du Rock In Opposition, Art Fleury ont tout de même partagé la scène avec Henry Cow.


Formé d'Augusto Ferrari (claviers), Maurizio Tomasoni (saxophone soprano, flûte, clarinette) et Giangi Frugoni (guitares, basse), Art Fleury ont tenté de s'opposer à la masse oppressante du capitalisme dans l'art et de libérer leur créativité au travers d'une musique à l'image de leur rêves et aspirations; libre de contraintes, nouvelle, révolutionnaire. Avec leur premier album "I luoghi del potere", ils ont aussi tenté de reprogrammer l'humain dans sa façon d'écouter la musique; en juxtaposant divers éléments sonores et en fracturant de façon abrupte toute tentative d'homogéinité mélodique pouvant mener à endormissement des masses. Un premier album hautement inspiré, mêlant les éléments du rock avec l'électronique, l'improvisation et les collages sonores. Les mélodies sont souvent brisées avant qu'elles ne se déploient dans leur totalité et les changement brusques de registre, souvent à l'intérieur d'une même pièce, incitent l'auditeur à rester sur le qui-vive. Ils proposent rien de moins qu'une nouvelle façon d'écouter la musique...



Naturellement, Art Fleury n'innovent pas dans cette réinvention de la musique. Ils suivent les traces des John Cage et Pierre Schaeffer de ce monde qui ont, pour leur part, vraiment révolutionné la musique et l'écoute. Par contre, ils tentent de faire sortir la musique des lieux de pouvoirs (I luoghi del potere), en particulier celui du système capitaliste régissant l'art et la musique. À la lumière d'une écoute actuelle, je ne saurais dire s'ils y parviennent mais ils ont réussi à créer un disque inventif et unique en son genre.





Il est intéressant de noter que l'Unesco vient tout juste de déclarer comme patrimoine mondial de l'humanité 7 "lieux de pouvoir", répartis dans toute l'Italie, qui sont en fait des lieux historique du culte catholique. On ne sait pas si l'expression "I luoghi del potere" était utilisée en 1980 pour désigner ces sept lieux de culte. Seulement, en nommant leur disque de cette façon, Art Fleury s'attaquent non plus à l'usine, l'école, la ville... mais aussi à la religion de façon directe; institution sociale contrôlante et pré-déterminante par excellence.


Die Schachtel ont fait un superbe travail pour la réédition avec un livret en anglais et en italien. Les illustrations du livret (et la couverture) sont magnifiques et, quoique crées spécialement pour la réédition, fidèles à l'aspect totalitariste de la musique telle qu'envisagée par le groupe. Pour les lecteurs montréalais, la Bouquinerie du Plateau vendent des copies neuves du disque ainsi qu'une bonne partie du catalogue de ce label.