dimanche 3 avril 2011

Colin Stetson : "New History Warfare vol.2 : Judges" ( Constellation, 2011)



Au début, il y eut le souffle. Point d'ancrage dans le vivant, source de la création dans le réel. Cependant, le souffle de l'homme est caractérisé par un mouvement d'inspiration et d'expiration, qui marquent un temps distinct dans son accomplissement. C'est par ce même souffle que se modèle l'inconscient, au travers des mots vocalisés grâce aux vibrations de nos cordes vocales. J'ai déjà lu que la saxophone peut être considéré comme le prolongement de notre larynx, comme un outil servant a modeler une autre langue, émettant des sons proches de ceux émis par l'organe humain. Colin Stetson a dû lire la même chose que moi lorsqu'il a commencé à jouer du saxophone car il a développé un langage qui lui est propre, sans se soucier des limitations physiques imposées par l'instrument.

C'est Scott Da Ros, de chez Endemik, qui m'a parlé en premier de Colin Stetson. Il y a quelques années, il l'a vu en spectacle en première partie de Bell Orchestre et avait acheté le cd pour me le donner. Son commentaire était à peu près:"You will love this, this guy is crazy, he makes beats while blowing in his saxophone!" Ça m'a pris un peu de temps avant d'écouter le disque "New History Warfare vol.1" (sorti en 2008) et quand je l'ai fait, je ne l'ai écouté qu'à moitié, d'une oreille distraite. J'ai vite compris que le dit Stetson pratiquait la technique dite de respiration continue et les quelques pièces écoutées ne m'avaient pas accrochées. En le réécoutant récemment j'ai compris pourquoi je n'avais pas embarqué. Ce premier disque est plus près de l'idiome du free-jazz/musique improvisée et disons que je n'avais pas été impressionné mais il laissait entrevoir l'esthétique qui semble avoir guidée Stetson pour son second disque. J'ai été habitué aux Evan Parker, Peter Brotzmann, Ken Vandermark et Mats Gustafsson de ce monde, ainsi, un nouveau venu avec un disque de saxophone solo, malgré la technique, n'allait pas me renversé. Mais live, je comprends qu'on peut être impressionné, surtout si on est pas habitué à ce genre de musique. C'est un peu ce que j'ai observé à un récent show de Colin Stetson à la Sale Rossa, en première partie de Tim Hecker. Beaucoup de hipsters n'en revenaient tout simplement pas et semblaient n'avoir jamais rien vu de tel de leur vie. Personnellement, même si la technique m'impressionnait, j'ai trouvé son set assez redondant. Mais je me doutais bien que le disque allait être beaucoup plus intéressant, surtout si Constellation le sortait. Je ne me suis pas trompé.

"New History Warfare vol.2 : Judges" est beaucoup plus qu'un disque de saxophone. C'est l'oeuvre d'un musicien en voie de marquer une époque car capable de transcender les limites de son instruments tout en développant un langage qui lui est propre. Premièrement, la prise de son d'Efrim Menuck de l'Hôtel2Tango et Vid Cousins de Monkey Puzzle, est exceptionnelle. Plus de 20 micros judicieusement placés près de sa gorge, son anche et ses touches permettent de capter beaucoup de subtilités difficilement amplifiables lors d'un concert. Outre la technique de respiration continue, Stetson parvient à chanter en même temps qu'il joue, fait claquer son anche et ses touches, arrive donc à produire deux mélodies distinctes soutenues par des éléments rythmiques en simultané, et ce sans loops ou bandes pré- enregistrées. Ses lignes mélodiques l'éloignent considérablement du jazz et semble plus s'inscrire dans une lignée indie-rock (à défaut de meilleur terme). De plus, on retrouve Laurie Anderson pour quatre pièces pour un spoken word prenant, dans la lignée des meilleures chansons sur son plus récent disque. Le résultat est un disque d'une beauté rarement entendue, empreint d'une tristesse sous-jacente qui prend aux tripes.



Plusieurs formes de méditations reposent sur le souffle, sur le moment de l'inspiration, le moment de l'expiration. Gurdjieff a enjoint ses élèves à porter notre attention sur ce souffle, le soufisme demande à ce qu'on s'y rappelle Dieu, pour le laisser apparaître dans cet instant qui suit l'inspiration et précède l'expiration. Colin Stetson, happe notre attention et ne nous laisse pas reprendre notre souffle. Il nous emporte dans un tourbillon musical où se heurtent les différentes factions de l'identité. Une musique expérimentale, jazz, lyrique, pop, rock... crée par un seul homme et la force de son souffle.