dimanche 27 mars 2011

D. Charles Speer : "Arghiledes" (Thrill Jockey, 2011)


****AVIS****
Je ne suis pas commandité par Thrill Jockey.

Je suis moi-même surpris que Thrill Jockey est probablement un des labels qui me tient le plus en haleine pour le moment. Chaque nouvelle sortie attire mon attention et récemment j'ai été largement comblé.

Cela dit, le nouveau disque solo de D.Charles Speer risque de plaire aux amateurs de psychédélisme et d'exotisme. D'ailleurs, ces deux termes ne me paraissent plus très éloignés. Au-delà du travail fabuleux du label Sublime Frequencies, il y a dans la nature signifiante de ces deux mots beaucoup plus de rapprochements qu'on pourrait y croire aux premiers abords. Si l'étymologie du mot "psychédélique" est une formation à partir des mots grecs "Psyché" (esprit) et "Delos" (révéler) on peut définitivement élargir son acception usuelle liée à la consommation de substances ou au mouvement de Timothy Leary. L'exotisme est cette qualité propre à une chose qui permet de nous décentrer de notre être, quelque chose d'inhabituel, qui a une origine ethnique ou culturelle différente de la culture prédominante dans laquelle on baigne. Pour quiconque qui a voyagé de façon solitaire, dans des pays radicalement différents de l'Occident, ce phénomène de décentralisation est facilement observable; c'est ce moment où on perd nos repères culturels usuels et où on fait l'effort d'habiter ceux de ces autres qui nous accueillent. Généralement lié à un effort de perception et d'être, ces instants nous forcent sortir de nos habitudes. C'est dans ces instants où l'habitude est brisée, où nous sommes dérangés par ce qui se passe et où nous agissons différemment, que quelque chose de notre esprit en effet, se révèle.

Mais ce n'est pas tout, il y a aussi de ces instants dans la vie d'un individu où l'esprit se révèle, quand on prend conscience d'une partie de nous qui nous était auparavant voilée. Je ne parle pas ici d'une essence divine ou autre charabia du genre, mais plus du processus identitaire d'intégration des refoulements ou des dénégations. Pour plusieurs contemporains, les métissages ethniques vont entraîner ces refoulements et leur redécouverte fera partie d'un cheminement permettant d'avoir accès à la totalité d'un bagage culturel obscurcit pour toutes sortes de raison.

C'est un long détour que je prends pour introduire la musique d'"Arghiledes", détour nécessaire pour en comprendre l'ampleur chez un musicien comme D. Charles Speer (David Charles Shuford). Shuford est membre du fameux No-Neck Blues Band et cumule les projets intéressants tels ; Coach Fingers, Enos Slaughter et Egypt is the Magick# (pour ne nommer que ceux que je connais). Depuis quelques années, il enregistre sous le nom de D. Charles Speer and the Helix, un groupe qui puise allègrement dans le country, le honky-tonk et le rock traditionnel. Shuford a cependant décidé de prendre un pause de ce projet pour aller se ressourcer dans son bagage ethnique, le temps d'un album, afin de surement faire la paix avec les différentes parties de son être. Il a réussi à accomplir une oeuvre remarquable qui se hisse d'emblée dans le palmarès de mes albums préférés de cette année. C'est le genre d'album que j'aurais aimé que ma copine me ramène de Grèce lorsqu'elle y est allée l'été dernier... mais non, les grecs eux-mêmes ne connaissent pas la richesse de leur héritage.



Premièrement, pour la photo formant la pochette de ce vinyle, D.Charles Speer mentionne qu'il a puisé dans ses secrets de famille pour faire ressortir son héritage grec et par le fait même se doter d'une légitimité nécessaire quand on souhaite retravailler des musiques traditionnelles. Car c'est le cas ici, Shuford s'est largement inspiré du musicien grec Markos Vamvakaris, considéré comme le patriarche du bouzouki, pour composer plusieurs pièces de cet album. Shuford joue l'ensemble des instruments sur le disque, on retrouve à l'avant-plan le bouzouki, la mandoline et la guitare, mais il y a aussi des percussions, de la contrebasse et plusieurs autres instruments ethniques. On apprend dans le feuillet accompagnant l'album que la tradition grecque partage plusieurs choses en commun avec les traditions arabes et turques, d'ailleurs, Shuford en fait ressortir les éléments les plus intéressants.



Il fait lui même le lien entre la recherche de son ethnicité et le psychédélisme, avec des pièces telles "O Sinachis" (The Sniffer), chanson originale de Markos chantée en grec, qui traite d'un utilisateur de cocaïne et d'héroïne et de la façon dont il est perçu par les utilisateurs de haschish. "Lost Dervish" un superbe duo mandoline et contrebasse, dont le titre ne se rapporte pas aux derviches tourneurs du Moyen-Orient mais bien au terme grec qui signifie
"brave". Dans la même lancée, Shuford nous apprend que le mot grec "téké" qui signifie un lieu où on fume le haschish, est dérivé du mot turc "Tekke" qui veut dire monastère de soufis. Par ailleurs, il nous informe que la pièce "Harmanis" est jouée en utilisant un mode "Percoceti" en suivant une variante rythmique dite "Chillum"... excellent.



L'humour n'est jamais bien loin des descriptions que Shuford fait des chansons de l'album. Pour la description de "Wildlife Preserve", il dit qu'il chante dans un style traditionnel influencé par les chanteurs classiques américains que sont les Bishop Brothers (i.e. Sun City Girls). Le paragraphe final de son pamphlet a définitivement retenu mon attention et me laisse croire en un rapprochement possible avec les idées véhiculées par G.I. Gurdjieff. Shuford nous raconte qu'en travaillant sur cet album il a éprouvé un distanciation de lui-même, se rapprochant simultanément d'une actualisation de soi rassemblée, par la séparation et le "self-obversation" (sic). À quel point doit-on (se) prendre cette musique au sérieux?

vendredi 18 mars 2011

Dooz Kawa : "Étoiles du Sol" (3rd Lab, 2010)


Voilà un disque qui me réconforte avec le rap français un peu plus traditionnel. Bon, certains pourront argumenter en disant que le phrasé de Dooz Kawa sonne parfois comme du slam mais sachez que je m'en fous. J'ai pris la résolution de ne plus utiliser ce mot honni cette année sauf lorsqu'il en est vraiment question. Mais je m'éloigne...

Un certain Nyko a laissée des commentaires sur ce blog avec des liens pour le sien: Alternative Sound. J'y ai découvert des trucs vraiment intéressant, surtout en matière de rap. Son top de l'année m'a fait découvrir Dumhi, Melodica Deathship et Apollo Brown. Je vous réfère donc à son blog pour vous sustenter. Cependant, je tenais à écrire une entrée sur Le Khyroscope et le disque que j'écoute le plus depuis plus d'un mois est "Étoiles du Sol", dont j'avais lu la critique sur son site.

D'emblée, je tiens à mentionner le site français cd1d; une plateforme permettant la diffusion et l'achat d'albums provenant d'un regroupement de labels indépendants, un peu comme ce que LOCAL aurait pu devenir...

Dooz Kawa est donc un rappeur de Strasbourg qui a su faire de bons contacts au bon moment. Le bon est sans aucun doute celui du guitariste jazz-manouche Bireli Lagrène, qui lui a permis de s'associer également avec les guitaristes Mito Loeffler et Mandino Reinhardt. De gros noms qui viennent effectivement teinter cet album de guitares manouches et qui, selon moi, contribuent largement à son succès. Car c'est la guitare qui nous éloigne du beat traditionnel en 4 temps qui deviendrait lassant au final. Il faut dire que ce n'est pas un album qui regorge en expérimentations; gardant le même son de drum presque tout le long et qui se contente d'échantillons peu travaillés. Mais ça va. Comme mentionné, la guitare vient tout changer et il y a aussi le phrasé et les propos de Dooz Kawa.




On a ici un rappeur inventif, qui fait des jeux de mots habiles, qui est capable de soutenir des métaphores durant plus d'une phrase et qui se soucie des sonorités, assonances, etc.... Il y a par contre des morceaux que je suis incapable de passer au travers, soit "Les hommes et les armes" et "Dieu d'Amour". Deux pièces où on entre dans le mode "rap engagé" qui me rend allergique. Il aurait pu s'en tirer car il possède une plume suffisamment intéressante pour le faire. Mais non, raté. La première est tout simplement mauvaise et manque définitivement de style au niveau des rimes et des métaphores, comme si ce texte aurait été écrit plus tôt dans son parcours et nous apparaît plus simple et plus enfantin que les autres. Simple écart sur un album quand même bien réussi. Je me plaît plus lorsque Dooz Kawa se fait irrévérencieux, comme sur "Rap de Branleur" et "Bouquet de Proses". Ou lorsqu'il se fait l'amant de la musique et qu'il nous partage ses déboires amoureux avec un côté salace très plaisant à l'écoute. Car Dooz Kawa fait partie de cette catégorie d'hommes sensibles, qui cherchent l'amour comme tant d'autres mais finissent souvent triste et désillusionnés. "Sous ma capuche je suis Steve McQueen mais en sac à puces", je ne sais pas quel genre d'amoureux Dooz Kawa fait, faudrait peut-être demander à Renée Gagnon...

Par ailleurs, le superbe clip "Poupée de Son" lui fait grandement honneur et le morceau est, lui aussi, excellent.

jeudi 3 mars 2011

Latitudes


Il y a des gens qui aiment vraiment la musique. Qui s'investissent corps et âmes dans la diffusion de trucs obscurs, de groupes expérimentaux qui rejoignent un public trop restreint. Les gens derrière le label Latitudes font partie de cette catégorie. Définitivement.

J'ai été exposé une première fois à Latitudes à travers les Sun City Girls. Dans ma maladie, je cherchais toutes les sorties des SCG et je suis tombé sur un album solo de Sir Richard Bishop intitulé "Fingering the Devil". J'avais déjà accroché sur le titre et l'iconographie du cd. D'emblée, je savais que la musique allait me satisfaire pleinement. Je peux avouer que je n'ai pas été déçu et "Fingering the Devil" demeure un de mes albums préféré de Richard Bishop. De plus, quand j'ai eu l'objet entre les mains j'ai pu constater de visu le travail admirable du label Latitudes; une superbe pochette en carton qui se referme en rabattant les pans arrières les uns par dessus les autres, un artwork embossé et un texte explicatif de la session d'enregistrement en guise de liner notes. Tout ce que j'aime. En lisant le texte j'ai découvert que les deux types derrière ce label sont des fans finis de musique et qu'ils invitent différents artistes, de passage à Londres, à venir enregistrer au studio Southern. Aucune préparation au préalable, les artistes viennent enregistrer des trucs spontanés. Latitudes est en fait une division du label Southern Records, également un magasin de disques de Londres.



Je me suis procuré par la suite un ep de Blood and Time, un projet folk de certains musiciens du groupe métal Neurosis. Suite à cela, j'ai gardé un oeil ouvert pour chacune des nouveautés apparaissant sur Latitudes Seulement, en raison de la courte durée de certains albums j'ai réprimé mes ardeurs. Comme moi, certains ont pu rechigner un peu sur la durée trop courte de certaines parutions en comparaison avec leur prix de vente. Ce qui fait que 1$ la minute, c'est parfois cher payé pour un disque. L'idée était en fait de sortir des ep,dont la durée oscillerait entre 15-25 minutes mais certaines parutions sont beaucoup plus longues, pour notre plus grand bonheur.



Voilà que Latitudes semble ouvrir ses voûtes cette année et met sur le marché plusieurs albums d'un coup, du moins il semble avoir une nouvelle parution à chaque mois; Gang Gang Dance, Ariel Pink's Haunted Graffiti, Gowns, Nadja, Bohren und der Club of Gore, Magik Markers, Circle, Grails, Miasma et plein d'autres... Je ne sais pas si ces disques sont tous sortis cette année mais on dirait que la plupart viennent tout juste d'apparaître sur les listes de nouveautés de mes distributeurs et disquaires préférés.

De mon côté, j'ai commandé ceux de: Master Musicians of Bukkake, Boduf Songs, Mount Eerie, Dälek, The (Fallen) Black Deer et Alexander Tucker Decomposed Orchestra. Je n'en regrette aucun.

Tout d'abord, le disque de Master Musicians of Bukkake "Elogia De La Sombra" est tout simplement génial. Fidèles à leurs bonnes habitudes, ils continuent de mélanger rock psychédélique, musique ethnique et improvisation à la manière des Sun City Girls. On retiendra la pièce titre «Elogia de la Sombra», où ils infusent une rythmique Krautrock à leur pratique barbare et «Tainted Phenomena» avec la répétition du mantra du Sutra du Coeur.




Un autre disque qui m'a beaucoup impressionné est celui du Alexander Tucker Decomposed Orchestra "Grey Onion". Je connaissais Alexander Tucker pour ses albums solos sur ATP et j'appréciais beaucoup son mélange de rock psychédélique aux incursions baroques. Mais avec l'ajout de Duke Garwood à la clarinette et au saxophone, on entre dans un univers assez différent. Mélange de folk, de drone et de free-jazz très convaincant, avec la voix de Tucker sur deux pièces.



Puis il y a le disque de Dälek... Que dire. Il s'agit d'une longue pièce de 40 minutes où s'entremêlent spoken word, drones orientaux, guitares électriques acerbes, breakbeats tirant sur le métal/industriel. Un disque essoufflant mais brillant, un peu dans l'esprit du Faust v.s. Dälek. Assommant et magnifique.



Le disque de Mount Eerie "Black Wooden", respecte la forme classique du folk mélancolique auquel nous a habitué Phil Elverum. Celui-ci s'accompagne à la guitare acoustique et électrique, avec une pièce instrumentale construite avec un peu d'overdubs tout en restant minimale. La prise de son est exceptionnelle et les chansons très belles, comme d'habitude.



The (Fallen) Black Deer "Requiem" est une belle surprise. Il s'agit en fait d'un projet de Josh Graham et Greg Burns du groupe Red Sparowes (et Halifax Pier). Ceux-ci sont entrés en studio avec l'idée d'enregistrer une trame sonore improvisée sur la fin du film "The Shining". Le résultat est excellent et du même coup m'a permis de découvrir le groupe Red Sparowes, qui font un post-rock un peu plus folk, très cinématographique. Un peu surprenant quand on apprend que le groupe est formé entres autres, de musiciens des groupes métal Neurosis et Isis.



Finalement, l'album de Boduf Songs "The Strait Gait" or "A Great Difficulty In Getting To Heaven" ; deux longues pièces qui nous éloignent sensiblement de leurs albums sortis sur Kranky. Malgré la voix un peu difficile de Matt Sweet, j'ai appris à aimer son projet Boduf Songs et surtout son album "How Shadow Chase the Balance" . Pour cette session d'enregistrement, Matt Sweet s'est associé à deux autres musiciens soit C. Henry et W. Goatley (dont j'ignore la provenance). La première pièce "Please Extract my Teeth with your Rustiest Pliers (For Redemptive)" est un drone digne de films d'horreur et qui n'a rien à envier à des groupes noise plus connu pour ce genre de style. À partir de 10:38 la tension s'apaise et se transforme en une pièce de folk acoustique superbe. Le deuxième morceau "That Angel was Fucking Piss" nous reconnecte avec la voix et la guitare de M. Sweet pour se terminer avec un superbe drone de basse. 22 belles minutes de musique.



Limités à 1000 copies vinyles et/ou cd, ces albums (et le label en arrière) méritent d'être entendus, achetés, découverts... Vous pouvez les commander chez vos disquaires favoris ou directement au label (à bon prix).